Les Français sont moroses. Tout va mal et malgré leur diversité d’opinion, ils sont tous d’accord sur ce point. Leur consensus cesse cependant quand il s’agit de dire ce que signifierait « aller bien ».
Ce pessimisme peut paraître étrange. Il n’est pas propre aux Français, mais semble plus fort que dans les autres pays de développement comparable. Il peut paraître paradoxal quand on compare la situation actuelle à celle d’autres époques. Certes la France semble n’avoir jamais eu autant de problèmes bien qu’elle n’ait jamais été aussi riche et que l’État n’ait jamais autant emprunté au profit de ses concitoyens. Le niveau de vie de certaines catégories sociales stagne ou régresse, les systèmes de santé et d’éducation, la sécurité, la justice et bien d’autres fonctions gérées par l’État manquent de moyens pour être gérés correctement. Des pauvres dorment dans la rue, donnant aux passants l’image d’un pays sous-développé. Il est donc compréhensible qu’ait pu se développer un sentiment de dégradation par rapport au passé. Par comparaison, les 30 glorieuses passent pour une période bénie, ayant connu la paix, le plein-emploi, l’amélioration des conditions de vie, la liberté…
Pour autant, ceux qui ont connu cette époque ne l’ont pas considérée comme telle. Les crises politiques y étaient incessantes, les guerres d’Indochine et d’Algérie et l’expédition de Suez l’ont assombrie. Au quotidien, les familles étaient confrontées à une terrible crise du logement, résultat du blocage des loyers en 1936, des destructions de la guerre, du baby-boom et de l’exode rural. Les structures éducatives sous dimensionnées accueillaient difficilement des jeunes dont le nombre était gonflé par le baby-boom et l’accès de nouveaux groupes sociaux aux enseignements secondaire et supérieur. On a craint un putsch de l’OAS, vécu les longues grèves de mai 68 et subit d’importantes dévaluations de la monnaie.
Comme le disait le général De Gaulle, c’était plutôt la chienlit qu’une période d’harmonie.
On pourrait poursuivre l’histoire, mais la conclusion ne changerait pas. L’opinion retient le meilleur du passé et le pire du présent.
Elle voit la réalité à travers un nouveau filtre.
L’ascenseur social est réputé ne plus fonctionner. Les 30 glorieuses avaient vu s’élever le niveau de vie général et en particulier celui d’une classe intermédiaire emportée par le développement comme par une marée. L’ascenseur est un mécanisme qui monte et qui descend. Dès lors que le sort des individus ne dépend plus, pour l’essentiel, de leur patrimoine comme cela a été le cas pendant des siècles, mais de leur talent, le risque de descente existe autant que la possibilité d’ascension.
Bien que l’évolution des conditions de travail ait conduit à la disparition de nombreuses tâches difficiles, la satisfaction au travail semble avoir reflué.
Les sociétés pré industrielles comptaient peu de niveaux hiérarchiques. Les paysans, qui constituaient l’essentiel de la population, dépendaient de leur propriétaire et devaient considération au prêtre du village. Désormais tout le monde est soumis à une multitude d’autorités plus ou moins identifiées et personnalisées. Les grandes entreprises comptent de très longues lignes hiérarchiques et leur direction elle-même dépend d’investisseurs étrangers à l’entreprise, dont les représentants peuvent leur dicter des décisions ignorant superbement leurs impacts sociaux. Dans la cité, chacun dépend d’une multitude d’autorités publiques, le plus souvent sans visage et ne s’incarnant que dans des formulaires administratifs.
Depuis que la révolution française en a fait un égal, le citoyen a vu se multiplier ses liens de subordination !
L’appareil médiatique promeut des valeurs dans lesquelles les travailleurs ne se retrouvent pas et qui condamnent leurs efforts. Ils œuvrent pour produire et on leur assène que c’est au détriment de la planète. De plus, les hérauts qui prononcent le jugement vivent le plus souvent au détriment de leur travail. Les entreprises encore louées comme utiles sont les entreprises dites à mission, qui consacrent une petite proportion de leur valeur ajoutée aux causes à la mode. Le fait de consacrer 65% de celle-ci aux salaires et 25% à la collectivité sous forme d’impôts et de charges sociales étant passé sous silence comme élément négligeable.
La bureaucratisation, que tout le monde déplore tout en contribuant à son extension, a bien d’autres aspects. L’acte bureaucratique n’a pas d’auteur connu, il est désincarné. Décidé sur des bases techniques où la situation d’un citoyen type, il est indifférent aux situations réelles de ceux qui le subissent. C’est une autorité dépersonnalisée qui exaspère et pousse à la révolte ou à la déprime, d’autant qu’elle est ou peut paraître incohérente. On augmente ainsi le prix du tabac pour en réduire la consommation pour des raisons sanitaires, face à cela deux populations : ceux pour lesquels l’augmentation du prix paraît anodine, les autres, les jeunes et les pauvres, qui éprouvent le besoin irrépressible de fumer (31 % de la population). Ils se voient soumis à une taxation représentant deux mois de revenus ou davantage, ce qui amène l’État à les solvabiliser, pour des raisons sociales.
De même les voitures polluantes sont interdites de cité en oubliant que c’est leur propriétaire qui est frappé et que les véhicules les plus polluants et les plus vieux, donc les moins chers, sont ceux des pauvres… le niveau de vie général s’accroît mais des décisions, dont on n’a pas mesuré les conséquences, appauvrissent les plus pauvres.
Une autre évolution de nature très différente mais se combinant dans de nombreux cas avec la bureaucratie est l’hyper spécialisation. Le monde est complexe et pour l’appréhender, on recourt à des spécialistes de plus en plus pointus. La compréhension, la communication et le travail en commun deviennent difficiles. Dans les entreprises, personne ne comprend à quoi servent certains spécialistes qui en retour ne se sentent ni intégrés, ni considérés. Selon le cas, ils perdent confiance et intérêt pour leurs tâches qu’ils jugent dépourvues de sens ou au contraire regardent avec condescendance le bon peuple qui ne les comprend pas.
Dans les entreprises, des cadres cessent d’être des managers pour devenir des contrôleurs de l’application des lois, règlements, normes et directives émanant d’un nombre croissant de directions fonctionnelles : DRH, DSI, Sécurité, Santé, Qualité, RSE, etc… sur la base desquelles leur responsabilité peut être engagée.
Cette morosité ambiante semble plus marquée en France qu’ailleurs, probablement en raison d’influences culturelles spécifiques apparues tôt dans l’histoire. La constitution de la France à partir de communautés diverses regroupées autour du royaume Plantagenêt a pu se faire notamment grâce à une administration centrale efficace qui a réussi à ne pas céder aux particularismes régionaux et donc à marquer une distance avec les populations. Cette histoire a également donné naissance à des phénomènes de cour et à une culture privilégiant la rente au travail productif. Ces deux facteurs suscitent méfiance, voire mépris des populations à l’égard de leurs dirigeants.
La liberté individuelle a fortement progressé, les structures des sociétés traditionnelles, familles, villages, églises, entreprises, syndicats, perçues comme sources d’obligations se sont affaiblies, perdant leur rôle de soutien au moment même où le rythme d’évolution du monde mettait l’individu au défi de s’adapter sans cesse, le plaçant en situation d’inconfort et de stress, rendant plus nécessaire la solidarité. L’angoisse et le ressentiment qui en résultent poussent à rechercher refuge dans de nouveaux attachements, de nouvelles collectivités, de nouvelles idéologies, des sectes, des gourous, des influenceurs ou dans des mondes artificiels chimiques ou numériques. Bref, à échapper à la réalité au profit de mondes artificiels ou d’utopies vendues par d’habiles politiques en quête de pouvoir.